Autoportrait avec le Livre de l’idolâtrie», 1919, de Bruno Schulz. Photo Institut historique juif, Varsovie
Juna, «fiancée»éternelle
Natalie Levisalle
Pas sûr qu’Agata Tuszynska soit d’accord mais, à lire son dernier livre, on a le sentiment que ce qui lui plaît le plus dans Bruno Schulz, c’est sa fiancée, Jozefina Szelinska. Agata Tuszynska est une des plus brillantes représentantes de ce qu’on appelle parfois le reportagelittéraire. Ecrivaine polonaise née en 1957, elle s’est fait connaître en France avec Une histoire familiale de la peur (Grasset, 2006), mais les lecteurs ont aussi pu découvrir son style très particulier qui mêle enquête et chronique intime avec, notamment, Exercices de la perte (2009) ou Wiera Gran, l’accusée (2011).
Dans la Fiancée de Bruno Schulz, elle raconte la vie pathétique et la mort tragique de Bruno Schulz, considéré par certains comme le plus grand écrivain polonais du XXe siècle. C’était aussi un artiste, auteur de portraits d’un grand classicisme et d’extraordinaires dessins, dont la plupart sont des variations sur un thème obsessionnel : un petit homme qui lui ressemble terriblement se fait fouler aux pieds par des prostituées. Elle raconte aussi l’histoire de Jozefina, dite Juna, une femme jeune, belle, cultivée, issue d’une famille juive de la classe moyenne convertie au catholicisme. Schulz, né dans une famille juive pauvre de Drohobycz, gagne sa vie comme professeur de dessin.
Il y a leur rencontre, leurs amours difficiles, leur séparation, puis la guerre. Les parents de Juna sont assassinés par les nazis. Bruno est enfermé dans le ghetto de Drohobycz dont il ne sort que pour travailler. Devenu l’esclave-artiste du gestapiste Landau, il peint, jour après jour, des scènes gaies et colorées dans la chambre de ses enfants. Motif après motif, il achète à chaque fois vingt-quatre heures de survie. Jusqu’au jour où un autre gestapiste l’abat dans la rue. «J’ai tué ton juif, dit-il à Landau. - Dommage, il m’aurait encore été utile.»
Ce livre est aussi une plongée dans le milieu intellectuel polonais des années 30 à 90. On y suit l’histoire tragique et belle de Juna qui, après la mort de Schulz en 1942, a vécu cinquante ans dans le souvenir de son amour et de son œuvre. Avec cet homme, la vie quotidienne avait été insupportable mais, après sa mort, elle ne s’est jamais mariée. Comme dit Agata Tuszynska, cet homme-là «lui a fait quelque chose. Il a été l’amour de sa vie».
Cet homme génial et incroyablement pas doué pour la vie, qui a négligé et humilié Juna aura quand même écrit : «Grâce à elle, ma fiancée, je prends part à la vie, je suis un homme, pas seulement un lémurien ou un kobold. Elle m’aime davantage que je ne l’aime, mais j’ai davantage besoin d’elle pour vivre. Elle m’a acheté avec son amour, moi qui m’étais presque effacé et qui m’étais perdu dans des contrées inhumaines. Elle m’a fait revenir à la vie et au temps présent.»
Pourquoi un livre sur Juna et pas sur les autres amies de Bruno Schulz ?
C’est la seule femme qu’il avait décidé d’épouser. Il a eu beaucoup de femmes toujours grandes, belles et cultivées, mais c’était Juna la plus importante. Et puis, j’étais amie avec le poète Jerzy Ficowski, le biographe de Bruno Schulz. Quand Ficowski est mort, en 2006, sa veuve m’a donné toutes les lettres que Juna lui avait écrites entre 1948 et 1991. Ce qui m’a aussi frappée, c’est la possibilité que Ficowski lui avait donnée de relire sa vie. Parce qu’il avait appris à Juna des choses qu’elle ne savait pas, notamment la correspondance de Schulz avec d’autres femmes.
Vous parlez des dessins de Schulz, de ce qu’il fait - ou fantasme - avec les prostituées, tout ce masochisme…
Je pense que c’était très douloureux pour Juna. Elle est tombée amoureuse de Bruno et n’a découvert qu’ensuite l’univers de ses dessins. C’était trop tard pour reculer. Je pense aussi qu’elle a cru pouvoir changer ses goûts sexuels, elle pensait qu’ils pourraient se marier, avoir une famille disons normale. Elle se trompait.
Elle a déménagé à Varsovie, elle ne pouvait pas supporter cette province polonaise avec la boue, avec ces juifs à papillotes, où tout le monde se connaît et ragote, elle détestait ça. Et puis elle venait d’une famille convertie et n’aimait pas beaucoup les juifs. Elle comprenait bien que Drohobycz, ce shtetl, cette bourgade juive, c’était important pour l’art de Bruno, mais elle a vraiment cru qu’il la rejoindrait à Varsovie. Ils se sont écrit des lettres d’amour enflammées et je pense qu’ils se sont plus aimés dans les lettres que dans la réalité. Toute sa vie, Schulz a entretenu une correspondance avec plusieurs femmes en même temps. D’un côté, il écrivait des lettres à des femmes belles et cultivées. De l’autre, il faisait des dessins où on le voyait lui, très petit, avec des prostituées, écrasé par le talon d’une fille moche de la rue. C’était l’un et l’autre.
Vous parlez des fresques peintes par Schulz pour le gestapiste Landau. On sait ce qu’elles sont devenues ?
Pendant des années, Ficowski a cherché ces fresques mais ne les a pas trouvées. Et puis, il y a huit ou neuf ans, un documentariste allemand, Benjamin Geisler, est allé dans la maison de Landau avec Alfred Shreyer, un élève de Schulz. Ils ont vu cette petite pièce où on range les confitures, ils ont gratté le mur, la fresque était là. Pas en très bon état, mais on voit les couleurs, des petits nains, une princesse… Incroyable.
Ensuite, il y a eu un énorme scandale. Les Israéliens ont décidé que la fresque devait être à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem. Ils sont venus à Drohobycz et, en secret, ils ont pris la moitié de la fresque. J’ai pensé que c’était horrible, qu’on ne pouvait pas voler ce qui appartient à Drohobycz. Mais depuis, j’ai vu les fresques restées sur place, c’est affreux, ils ont repeint dessus, ils n’ont pas de moyens. A Yad Vashem, l’autre moitié est dans un très beau pavillon d’art, c’est magnifique. Alors, je ne sais pas, on ne doit pas voler ce qui ne vous appartient pas mais, si c’est pour le préserver, pour je ne sais quoi, peut-être que c’est mieux…
On se dit qu’en prenant contact avec Juna en 1948, Ficowski lui a peut-être ôté sa dernière chance de refaire sa vie…
Dans les lettres de Juna, on voit qu’elle ne parle pas seulement de Schulz, elle veut aussi être en contact avec Ficowski. Correspondre avec lui, c’était comme tenir son homme par la main. Ficowski était pour elle comme un médium, quelqu’un qui lui permettait de communiquer avec l’esprit de Bruno. Et aussi, Ficowski était très petit, il ressemblait à Schulz. Et sa femme est grande et belle, comme Juna. Un jour, Juna a dit à la femme de Ficowski : «Quand je vous regarde tous les deux, je vois moi et mon homme.» C’était une sorte de réincarnation.
Vous continuez à écrire sur les juifs de Pologne ?
J’ai beaucoup écrit là-dessus. Le livre sur Isaac Bashevis Singer, qui est aussi un livre sur un monde disparu. Avec Une histoire familiale, je suis entrée dans le ghetto de Varsovie avec ma mère. C’est très important pour moi, le ghetto de Varsovie, j’y pense presque tous les jours. Mes amis se moquent de moi : «Quoi, encore ?» Mais c’est comme ça. Je suis à nouveau entrée dans le ghetto avec Wiera Gran, et maintenant avec Bruno Schulz. Après Wiera Gran, je m’étais dit : «Ça suffit, no more about Jews.» Mais voilà… C’est le dibbouk, je suis obsédée par le passé des juifs polonais, comme Juna était obsédée par son homme. Avec Juna comme avec Wiera Gran, je demande : comment est-ce que tu vis après la guerre ? Tu fermes la porte et tu vis ta nouvelle vie ? Ou tu ne peux pas le faire ?
Et la judéité ? Juna ne voulait pas être juive. Un jour, Ficowski lui envoie une édition de Bruno Schulz en hébreu. Elle lui répond : «Et si les bonnes personnes qui m’apportent le pain l’avaient remarqué ?» Elle avait peur, même après guerre, comme ma mère. Elle ne voulait pas qu’ils sachent. En 1968, il y a eu cette horrible campagne antisémite. Comme ma mère, elle disait: «Voilà, j’avais raison d’avoir peur. Vous voyez ce qui se passe maintenant ?» J’ai sorti Une histoire familiale de la peur en 2005. Ma mère ne voulait pas que ce livre soit publié en Pologne. Finalement, il a été très bien reçu, alors elle s’est un peu calmée. Mais elle pense toujours que ça peut revenir.
Comment choisissez-vous vos sujets ?
J’écris ce qui m’intéresse. Ensuite, il y a un travail passionnant. L’écriture, je déteste. Mais tout ce qu’il y a avant : les idées, les voyages, chercher les gens, trouver des photos, des objets, des lieux, faire des interviews, c’est comme une enquête policière. En fait, j’ai toujours voulu être détective. On ouvre le mystère de la vie de quelqu’un - vraiment, j’adore. Le premier mois, quand j’ai une idée, j’y vais, je plonge, c’est comme une drogue… Ce qui est important aussi, c’est que le temps passe. Le Drohobycz des années 30 n’existe plus, le ghetto de Varsovie n’existe plus. J’aime faire l’archéologie des lieux et de la mémoire. J’aime aller dans le passé, voir comment c’était avant. Qu’est-ce qu’on fait avec la mémoire, comment on se souvient ? Parce qu’il faut se souvenir, on ne peut pas oublier. Mais comment ça marche ? Où est la vérité ? Est-ce qu’elle existe ?
Vous écrivez aussi de la poésie ?
Oui, mais depuis dix ou quinze ans, c’est devenu très rare. Pour écrire de la poésie, il faut s’arrêter plus d’un jour ou deux, c’est une autre concentration, il faut se laisser aller. Je fais beaucoup de choses, des voyages, des cours, des rencontres avec le public, j’écris un nouveau livre. Le seul lieu où je puisse rester avec moi-même, sans mail ni téléphone, c’est l’avion, surtout quand je vais au Etats-Unis. Dans l’avion, je prends des notes pour les poèmes. Et quand j’arrive, j’ai des conférences, quatre interviews par jour. Je rêve d’avoir le temps de le faire, mais la vie va trop vite. Je me suis dit : il faut que je fasse ce livre sur Wiera Gran tant qu’elle est vivante, les poèmes peuvent attendre, mais c’est peut-être une erreur. En même temps, la vie est tellement courte. Beaucoup de mes amis sont morts, mon mari est mort, ça fait neuf ans qu’il n’est plus là. Alors, il faut vivre aussi.