Dans l'ombre de Bruno Schulz
Carole Vantroys
Elle et Lui … Elle : 28 ans, professeur, cultivée, belle, beaucoup de classe, aimant la littérature et la marche à pied. Lui : 41 ans, artiste tourmenté, dessinateur de croquis bizarres, épistomane, amateur de fantasmes sexuels en tous genres, tendances masochistes et fétichistes certaines. Jozefina Szelinska et Bruno Schulz : la fiancée et le génie. Ils s’aimèrent passionnément, entre 1933 et 1937, à Drohobycz, ville provinciale de Galicie orientale, aujourd’hui située en Ukraine. Bruno était très épris de cette muse, cette déesse (il la surnommait Juna, d’après Junon), voyait en elle « l’être le plus proche » qu’il ait eu sur terre, croyait surtout qu’avec elle, il pourrait enfin former un couple normal.
Mais Bruno ne voulait/pouvait pas se marier. Alors, à 32 ans, quand elle comprit qu’elle ne serait jamais sa femme et la mère de ses enfants, Juna décida de mettre un terme définitif à leur relation. Après une tentative de suicide ratée, elle se réveilla, reprit sa vie, et ne revit jamais « son » Bruno. Quatre ans plus tard, le 19 novembre 1942, l’auteur génial des Boutiques de cannelle était assassiné dans le ghetto de Drohobycz. La nouvelle étoile de la littérature polonaise, le grand écrivain dont Isaac Bashevis Singer estimait qu’il écrivait parfois comme Kafka et parfois comme Proust, mais en mieux, fut froidement exécuté d’une balle dans la tête par un barbare gestapiste. Il avait 50 ans.
Texte hybride, ni tout à fait biographique ni tout à fait fictionnel mais complètement romanesque, La Fiancée de Bruno Schulz ( traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, 400 pages, Grasset) d’Agata Tuszyńska s’ouvre sur le deuxième suicide de Juna, suicide réussi cette fois. Antalgiques, somnifères et une bouteille de champagne laissée dans le réfrigérateur pour le lendemain. Le lendemain, jour anniversaire de Schulz : le quatre-vingt-dix-neuvième. La scène est saisissante. On sait d’emblée que l’on a affaire à une histoire de fantôme et de revenant. On comprend que, si Juna a vécu seule, désespérément seule, jusqu’à sa mort, le 11 juillet 1991, elle a en fait passé sa vie « avec » Bruno, poursuivant de manière fantasmatique leur relation interrompue dans la réalité. La ressassant sans cesse.
Elle et Je …. Pour inventer l’ histoire vraie de Juna, Agata Tuszyńska fait alterner deux voix narratives. Parfois, c’est « Elle » qui parle et parfois, c’est « Je », les passages d’une voix à une autre se faisant très naturellement au cœur du texte, parfois au sein d’un même paragraphe, comme une danse fluide. En découle un dialogue permanent : entre Juna et elle-même, mais aussi, en creux, entre Juna et Bruno, entre la muse et l’ artiste. Prenant la parole tour à tour, les deux voix de Juna figurent l’absence au cœur même du roman.
C’est après avoir lu les lettres inédites de Juna à Jerzy Ficowski, biographe à qui l’on doit la sauvegarde et la redécouverte de Schulz, que la romancière décide de la faire sortir de l’oubli. À ce matériau initial, l’écrivain mêle les témoignages recueillis lors d’une enquête minutieuse ainsi que ses intuitions. Fragments, morceaux, bribes … tout s’entremêle, comme dans la vie. C’est la méthode Tuszynska qui a déjà mis au point son esthétique des « miettes » dans ses ouvrages précédents dont l’excellent Wiera Gran, l’accusée (Wiera Gran, ancienne chanteuse du ghetto de Varsovie, une autre ombre disparue) qui fit scandale lors de sa parution en 2010 en Pologne, en s’attaquant à Wladyslaw Szpilman, l’icône intouchable du Pianiste de Polanski. Et peu à peu, au fil de ce montage subtil, surgit le portrait émietté de la muse de Schulz mais aussi celui du « monde d’hier », celui de Stefan Zweig (suicidé le 22 février 1942 au Brésil) et de Thomas Mann, celui de Rilke et de Freud, celui d’un monde englouti.
« Il faut de l’imagination pour la faire sortir de l’ombre » écrit Agata Tuszyńska à propos de Jozefina Szelinska dans un texte final en forme de remerciements à tous ceux qui l’ont aidée à mettre la fiancée de Bruno Schulz dans la lumière. En la lisant, on se prend à penser que cette phrase pourrait s’appliquer à chacun des livres de Tuszyńska tant son œuvre passionnante se construit, livre après livre, comme une grande enquête menée au pays des ombres.
« Juna, c’est moi ! » n’a pu s’empêcher de penser, suppose-t-on, Agata Tuszyńska (qui établit d’ailleurs une parenté entre sa Juna provinciale et Mme Bovary) en écrivant ce livre dans lequel elle revient sur deux thématiques très personnelles. La perte de l’être cher, celle de son mari d’une tumeur au cerveau, était en effet le thème central d’Exercices de la perte (2009). L’autre motif, parcourant cette fois toute l’œuvre, c’est celui de « l’ombre juive », cette ombre que Juna passe son temps à chercher à effacer alors qu’elle ne cesse de la rattraper. Comme Agata Tuszyńska qui aborde cette question dans Histoire familiale de la peur, comme l’Ida du film de Pawel Pawlikowski, Juna est élevée dans la religion catholique alors qu’elle est juive. « De qui hérite-t-on de la peur ? Se transmet-elle par la généalogie ? Par un ADN israélite ? » s’interroge-t-elle lorsqu’elle est contrainte de démissionner de ses fonctions de directrice à Gdansk, en 1968, alors que la frénésie antisémite s’empare à nouveau de la Pologne.
Et c’est sans doute cette profonde empathie, cette identification d’une femme à une autre qui rend si touchant ce portrait disloqué. En rendant justice à Jozefina Szelinska (dont on apprend, entre autres, qu’elle fut la véritable traductrice en polonais du Procès de Kafka, une traduction attribuée à Schulz), Agata Tuszyńska impressionne par la vitalité de son écriture. « La vie doit être utilisée de manière créative » aimait à répéter Bruno Schulz. Ce bel axiome, Agata Tuszyńska, l’a superbement fait sien.