Pas sortie du ghetto
Norbert Czarny
Un lien puissant unit la biographe, historienne et enquêtrice à la femme dont elle raconte la vie. Une vie dont nous ne saurons pas tout mais qui soulève de nombreuses et terribles questions à partir de 1941. Avant, Wiera Gran est une jeune chanteuse qui a connu ses premiers succès dans la Pologne des années trente finissantes. En 1939, elle est même riche et célèbre. Elle fait des tournées dans tout le pays, on l’entend à la radio, on la voit sur des affiches. Ses origines juives n’ont en rien été un obstacle à sa carrière, chose assez étonnante dans un pays que les bouffées antisémites prenaient de plus en plus. Il est vrai que son judaïsme n’est guère affirmé. Elle a joué dans le dernier film yiddish tourné dans son pays natal et rien de plus.
En 1940, elle quitte sa mère et ses sœurs pour Lwow, la capitale de la Galicie désormais soviétique. Elle peut y poursuivre sa carrière, gagne sa vie, mais le public assez fruste et les contraintes imposées à la culture populaire par les bureaucrates staliniens la ramènent à Varsovie. Son envie de retrouver les siens, aussi. Elle sera alors, au Café Sztuka, un cabaret du ghetto, la chanteuse emblématique. Agata Tuszynska résume bien ce que nous savons du ghetto de Varsovie : « Dès sa fermeture, le ghetto s’est mis à puiser en lui des forces pour sa survie, il voulait vivre. C’était une ville fermée mais une ville tout de même, un organisme vivant qui respirait, achetait, mangeait, s’habillait, urinait. » Mais très vite, la vie s’y fait de plus en plus pénible, la famine et les maladies déciment la population entassée. Et dans le même temps, les restaurants, cabarets et autres lieux de plaisir sont remplis. Des nazis filment cet aspect de l’existence, pour laisser croire que les Juifs vivent bien et surtout que s’il y a des morts, c’est que leurs bourreaux sont parmi eux. Une police juive mène en effet les rafles, et des collaborateurs, réunis au « Treize », sévissent dans le ghetto. Wiera Gran chante dans un endroit qu’ils fréquentent et il lui est même arrivé de se rendre chez Gancwaych, leur chef qui se prétend mécène. Quelle place occupe la jeune femme dans cette constellation sinistre ? Qu’a-t-elle fait ? Qu’aurait-elle dû faire ? Tout le livre d’Agata Tuszynska tourne autour de ces questions et de beaucoup d’autres.
La vie de la chanteuse a basculé en cette année 41-42 qu’elle a passée au cœur du ghetto. La force du livre tient aux interrogations que cela soulève et dont Wiera Gran n’est pas sortie indemne. Accusations, enquêtes, procès, insultes, humiliations… elle a tout connu et ne s’en est jamais remise. De Varsovie à Haïfa, de Caracas à Londres ou Paris, elle est restée l’accusée. Agata Tuszynska qui l’a accompagnée pendant des années décrit son appartement parisien, une sorte de capharnaüm décoré de ses photos d’artistes (elle se trouvait très belle, et l’était), mais aussi de papiers remplis, d’inscriptions paranoïaques sur les murs, d’objets collectionnés sans raison. L’auteur reproduit, dans des dialogues qui tournent souvent au monologue, les délires de cette femme qui se croyait tout le temps poursuivie, espionnée, harcelée par « Le Cogne » et d’autres incarnations de ses ennemis.
L’un d’eux est passé à la postérité : c’est Wladislaw Szpilman, le pianiste dont Roman Polanski a raconté l’aventure, sans jamais mentionner l’existence de Wiera dont il était l’accompagnateur au Sztuka. La chanteuse vivait encore quand le film est sorti et ce silence sur elle a été une mortification de plus. Quelle était la relation entre eux ? Lui a-t-il refusé tout engagement à la radio polonaise après la guerre ? Était-il aussi innocent qu’elle aurait été coupable ? Est-il resté indifférent au malheur d’un de ses frères comme elle le prétend ? L’auteur l’ignore : « Szpilman “a vaincu”. Je me demande pourquoi je mets ce verbe entre guillemets. Il n’a ni gagné un concours, ni une course, mais parfois il semble que les survivants jouaient entre eux à un jeu perfide. Le jeu des souvenirs – mis en mémoires, mis aux enchères, rapiécés, rêvés ou transformés. Pas de mensonge dans ce jeu. Mais une fiction omniprésente. Sans preuve d’aucune part. »
Le plus difficile reste de vivre quand on a survécu. Paradoxalement, bien des déportés ou des prisonniers du ghetto ont plus souffert après que pendant. Primo Levi nous l’a appris, d’autres que lui qui à un moment n’ont pu éviter le suicide. Agata Tuszynska l’explique à propos de la chanteuse et du pianiste : « Comment fait-on ? Comment se trouve-t-on au bon endroit, ni trop loin, ni trop près, mais juste à portée de main du sauveur ? Et comment la prendre, quand un frère, une sœur, une mère et un père partent sur la route de la mort ? Comment alors s’autoriser à survivre ? Et ensuite ? Errer parmi les étrangers, mourir de faim, toucher l’extrême et tomber à nouveau sur quelqu’un qui vous nourrira et vous donnera son manteau. Comment faire cela ? Et n’est-ce qu’affaire de hasards ? »
L’enquêtrice ouvre donc des pistes, émet des hypothèses, cherche les limites. Qu’est-ce qu’un policier dans le ghetto ? Elle questionne aussi Marek Edelman, son mentor et modèle, Simha Rozen. Ils se moquent de ce que faisait la chanteuse, parlent en combattants qui avaient pris leur parti d’emblée. Reich-Ranicki devenu un célèbre critique en Allemagne est moins à son aise ; il écrivait dans le ghetto, pour un Journal voulu par les nazis. D’autres sont moins prudents comme ce Wilczur qui accablait Wiera Gran dans un article paru en 1977, dans un quotidien proche des services secrets de la Pologne. Il s’en repentira plus tard, trop tard.
Wiera Gran, l’accusée est un livre violent, douloureux pour qui le lit mais aussi pour celle qui l’a écrit. Agata Tuszynska s’est fait connaître avec Les Disciples de Schulz, une enquête sur ces Juifs qui s’ignoraient dans la Pologne de l’après-guerre. Elle-même a appris sur le tard cette judéité qui la tourmente et fait la matière de son œuvre.
Le livre a paru et Wiera Gran repose dans une tombe anonyme du cimetière de Pantin ; Agata Tuszynska est, d’une certaine façon, sortie du bunker. Mais les conflits de mémoire et les débats moraux que soulève le temps du ghetto ne sont pas clos.