Wiera Gran, celle qui n'a jamais quitté le ghetto
Alice Ferney
L'histoire tragique de cette figure controversée du ghetto de Varsovie, racontée par sa compatriote polonaise Agata Tuszynska.
On peut être juive, rescapée du ghetto de Varsovie, pleurer sa famille morte en déportation, et toute sa vie être empêchée d'exister, s'éteindre sous le pouvoir d'un mot porté par la rumeur: collabo. C'est l'histoire tragique de la chanteuse polonaise Wiera Gran.
Agata Tuszynska choisit de nous la raconter, dans un livre touffu et saisissant. Wiera Gran, l'accusée est à la fois une quête (de la vérité), une enquête (sur une époque, un monde), un recueil de témoignages (de l'héroïne, de rescapés), un récit de vie, une création d'auteur (une forme, des hypothèses). «J'essaie de déconstruire son énigme tout en articulant ma philosophie de la collaboration», dit Agata Tuszynska. Ce que veut l'auteur, c'est mettre le lecteur à la place de la victime, de sorte à lui faire éprouver qu'il ne peut pas juger. Pour cela, il lui faut «poursuivre un temps décalé, enfoui, jusqu'à le toucher».
Wiera Gran est née en Pologne en 1916 et morte à Paris en 2007. Elle avait une beauté de Garbo, une voix de Marlene Dietrich, «elle ne laissait personne indifférent». À vingt-trois ans, déjà célèbre, elle chante dans le ghetto, accompagnée par le pianiste qu'honora Polanski. Agata Tuszynska reconstitue la vie artistique d'une ville murée qui s'entête à vivre. L'auteur estime et soupèse les actions d'une artiste qui sera bientôt accusée de collaboration avec l'occupant. Que fait Wiera à tel et tel moment ? Wiera chante. Pour qui chante-t-elle ? Il y a dans la salle des trafiquants, des gestapistes, des Allemands peut-être. Wiera s'est-elle compromise, elle qui n'aime personne, sauf elle-même, le chant et sa mère ?
Le prix de la survie.
Agata Tuszynska reste impartiale: son héroïne n'est ni sympathique, ni exceptionnelle, ni très intelligente, ni juive dans son désir, mais «pas à juger». Car Wiera survit à la tragédie, et là commence son destin, à l'heure des règlements de comptes. Tu n'es pas morte? ! Mais quel fut le prix de ta survie ? Au jeu de la suspicion, les jolies femmes ont un handicap : leurs charmes se vendent. Des témoins chargent la chanteuse, certains se rétracteront. D'autres la louent. Des procès la blanchissent. Le lecteur la ressent innocente. Pendant quarante-sept ans d'exil et de voyages, elle s'acharne à détenir des preuves. En vain. Yad Vashem refusera son témoignage. Ses spectacles sont boycottés en Israël. Partout la rumeur la suit. Elle n'a personne pour la défendre. Et si elle ne chante pas, vit-elle?
Agata Tuszynska a travaillé dix ans à connaître son héroïne, depuis le ghetto jusqu'à Paris où elle l'a rencontrée, dans son appartement clos, «au seuil de la confiance» et jusqu'à la mort. Son récit mêle le tout: la jeune chanteuse en danger, la femme mûre qui dans le monde entier se défend d'avoir trahi, la vieille dame en délire de persécution. La matière est énorme. Il y a les faits. Il y a la mémoire des faits juste après la guerre. Il y a le récit des faits jusqu'à aujourd'hui. Il y a la traîne magique: les impressions floues, les réputations, les on-dit. L'auteur orchestre cette complexité sans l'éluder. Le sujet l'habite et la bouleverse. Son texte a la passion de ce qui est juste et vrai, intelligent et bon. Elle consigne. Cela donne au lecteur une impression très intéressante de saturation, d'étouffement. Lorsque s'achève cet implacable déroulé de recherches et de découvertes, le lecteur est à la fois épouvanté, scandalisé, épuisé, sceptique, tourmenté. Il est devant la nature de l'homme. Il est empoigné : par l'injustice, la frivolité des témoignages, les destins perdus, la mort, la vieillesse, la solitude, la compassion, la curiosité intellectuelle d'un auteur dont la voix est humaine.
Et si refermant le livre, celui qui a lu se demande pourquoi Szpilman, le pianiste immortalisé sous les traits d'Adrien Brody, accusa Wiera, refusa de l'aider, offrit au monde sa version de l'histoire en effaçant la chanteuse qu'il accompagnait, il se refuse à accuser encore, à jouer parole contre parole. Car alors il aurait lu pour rien.