Wiera Gran, accusée
Marine Landrot
La coïncidence est curieuse. Au même moment, chez le même éditeur, paraissent deux émouvants déboulonnages de figures troubles de la Seconde Guerre mondiale. L'un, Alexandre Jardin, parle du côté d'un bourreau, et clame que la vérité ne peut jamais se cacher longtemps (lire page 52). L'autre, Agata Tuszynska, parle du côté d'une victime - Wiera Gran (1916-2007), chanteuse du ghetto de Varsovie accusée de collaboration - et clame que la vérité est impossible à connaître. Aussi passionnantes l'une que l'autre, les deux démarches ne sont antinomiques qu'en apparence. Elles partagent un même goût pour les questions qui déterrent et pour les réponses qui ensevelissent. Elles donnent toutes deux des livres qui ébranlent et aguerrissent.
Agata Tuszynska avait déjà pris au collet les vérités enfouies de sa propre famille, dans Une histoire familiale de la peur (éd. Grasset, 2006), inspirée par le secret que sa mère garda autour de son destin d'enfant juive cachée. Eclairée par sa lanterne personnelle enfin allumée, elle s'est sentie assez forte pour s'aventurer dans des zones d'ombre encore plus effrayantes : la collaboration des Juifs, avec son cortège de désignations, d'ostracisations, d'accusations. D'aucuns s'offusquèrent en Pologne qu'elle ose donner à entendre une version étranglée, détonnante, de certaines antiennes nationales et touche à des mythes sacrés. On lui reprocha notamment de laisser Wiera Gran raconter avoir vu son accompagnateur musical Wladyslaw Szpilman (l'homme qui inspira le film de Roman Polanski, Le Pianiste) procéder sous ses fenêtres à l'arrestation de familles juives, une casquette de gestapiste vissée sur la tête. Agata Tuszynska n'accuse pas les défunts, elle s'intéresse aux multiples facettes du mot « doute ». Entre « avoir un doute » et « s'en douter », elle hésite, vacille, flanche souvent même.
Comment l'histoire peut-elle s'écrire, quand l'opacité de l'autre est impossible à dissiper ? Agata Tuszynska répond par ce livre en forme de sable mouvant, qui aurait aussi pu s'appeler « La Dérobade ». Entre ses rencontres déchirantes avec Wiera Gran à la fin de sa vie, mi-Greta Garbo, mi-Dora Maar, en proie à un délire de persécution aux accents céliniens, et ses recoupements obstinés de dossiers, de documentaires, de livres, Agata Tuszynska tangue d'un style à l'autre. Ce roulis berce, tandis qu'en sourdine une voix d'outre-tombe chante son hymne à l'incertitude.