Wiera Gran, accusée
Philippe Trétiack
Ensemble, ils jouaient pour un public de nantis en sursis, tandis qu'à l'extérieur l'extermination des Juifs s'accélérait. Après guerre, Szpilman, devenu directeur de la radio polonaise, refusa d'aider la chanteuse. Elle était accusée d'avoir collaboré avec les « gestapistes juifs ». Dans ses Mémoires, publiés dans les années 80 à compte d'auteur, Wiera réglait ses comptes à son tour, accusant Szpilman d'avoir aidé la police juive à déporter d'autres Juifs. Sale affaire. Publier aujourd'hui cette biographie dans une Pologne où l'antisémitisme reste une donnée constante est un acte violent. L'auteure, juive elle-même, s'en explique : « Ma mère a survécu au ghetto, sa mère y est morte. Depuis, je suis obsédée par cette tragédie. Dans ce qu'a vécu Wiera, coupable ou non coupable, devenue quasi folle, se comportant comme une petite fille hystérique, perverse, narcissique, dévorée par la haine, c'est le statut de la mémoire et du mensonge que je veux mettre à nu. Ce livre d'Histoire est contemporain car les révisionnismes sont partout, la mémoire est sans cesse trahie ou suspecte. Qui croire ? »
Disons-le, le livre est exceptionnel, par sa fureur, par son portrait de femme brisée, ballottée de pays en pays, par l'exposé d'une douleur née du génocide et des plaies qui en suintent encore. « Le mensonge est le sperme de la haine », dit Wiera à l'auteure. Le livre démontre, page après page, combien le passé empoisonne notre présent. Que Szpilman soit éclaboussé n'est qu'un détail. Pourtant, son fils menace l'auteure de poursuites judiciaires. « Je vais finir par être accusée comme Wiera le fut », dit . Preuve s'il en est que le sujet a su l'habiter jusqu'à la possession. Il nous possède aussi.