"Wiera Gran, accusée", d'Agata Tuszyńska : les chants amers du ghetto
Catherine Simon
A la fin de sa vie, Wiera Gran était folle. "Engagée pour de bon chez Alzheimer", dira-t-elle. Ou, plus exactement, brisée, salie, rendue teigneuse par soixante années de soupçon : l'ancienne chanteuse du ghetto de Varsovie fut, le restant de ses jours, montrée du doigt pour avoir entretenu, pendant l'occupation allemande, "des relations amicales avec des personnes étant manifestement des agents de la Gestapo", selon les termes du tribunal populaire du Comité central des juifs de Pologne, devant lequel elle fut traduite après guerre. Traduite et acquittée. Mais pas innocentée.
C'est là, après l'expérience du ghetto, son second drame. Le soupçon de collaboration est le sujet central de Wiera Gran, l'accusée, d'Agata Tuszynska, universitaire et romancière polonaise dont l'histoire personnelle et le style - non dénué de narcissisme - ont été révélés en France en 2002 avec Singer, paysages de la mémoire (Noir sur blanc), suivi en 2006 d'Une histoire familiale de la peur (Grasset). Tuszynska exprime une sensible empathie pour l'ancienne "chanteuse étoile" du café Sztuka, un des lieux artistiques parmi les plus célèbres du ghetto, où la plupart des clients, misère oblige, passaient leur soirée "devant un verre d'eau chaude" à écouter les refrains d'avant guerre.
C'est au café Sztuka que Wiera Gran rencontre le pianiste Wladyslaw Szpilman - qu'elle fait embaucher et qui compose pour elle la musique de Son premier bal, une chanson à succès. Durant les quinze mois que la chanteuse passe dans le ghetto, ils travaillent souvent ensemble. Pourtant, après la guerre, le compositeur ne fera rien pour aider celle qui, comme lui, a réussi à survivre à la barbarie, à échapper aux fusillades, à Treblinka. Pas un geste, pas un mot en sa faveur : dans ses Mémoires, publiés en 1946, Wladyslaw Szpilman ne mentionne même pas le nom de son ancienne collègue du café Sztuka. Wiera Gran, en revanche, crache son venin sans retenue.
"Calomnies et mensonges"
A en croire les propos recueillis par Agata Tuszynska, qui a interviewé la vieille dame pratiquement jusqu'à sa mort, en 2007, le pianiste faisait partie de la police juive du ghetto, de sinistre mémoire. Le 2 août 1942, à l'aube, les bruits de bottes réveillent Wiera Gran. Par la fenêtre, elle voit, dit-elle, la police juive qui embarque les gens du quartier. "Ils donnaient des coups de pied aux vieillards et à ceux qui résistaient ou n'avaient pas la force de marcher (…). Ils tiraient les femmes par les cheveux. C'étaient des juifs. Les uns et les autres. Les leurs", écrit Agata Tuszynska, reconstituant la scène. Une femme est rouée de coups de matraque. "Cette besogne ignoble était l'oeuvre des mains… du pianiste !", écrit en 1980, de mémoire, semble-t-il, la vieille vedette du Sztuka. En 1996, ajoute Agata Tuszynska, elle accuse nommément "(Wladyslaw) Szpilman, avec sa casquette de policier", d'avoir participé à la rafle.
Paru en Pologne, en novembre 2010, aux éditions Wydawnictwo Literackie, Wiera Gran, l'accusée a immédiatement suscité la fureur du fils de Wladyslaw Szpilman. Car ce dernier est une icône : le héros magniíé du formidable film de Roman Polanski, Le Pianiste, c'est lui ! La famille crie au scandale : selon Andrzej Szpilman, qui menace de procès les éditeurs, le livre d'Agata Tuszynska est plein "de calomnies et de mensonges". Ni l'accusatrice ni l'accusé ne peuvent répondre : le pianiste est décédé en 2000 ; et Wiera Gran est enterrée au cimetière parisien de Pantin. La bataille qui s'ouvre est celle des héritiers.
"Ce n'est pas un livre sur le ghetto, mais sur la vie après le ghetto", insiste, au téléphone, l'historienne polonaise Barbara Engelking-Boni – dont le nom figure, à la fin de l'ouvrage, parmi les personnes à qui Agata Tuszynska adresse ses remerciements. Si Wiera Gran, l'accusée connaît un succès certain en Pologne (20 000 exemplaires vendus), c'est "pour de mauvaises raisons", regrette la chercheuse, coauteure, avec Jacek Leociak, d'un livre de référence sur le ghetto de Varsovie. Szpilman, plaide-t-elle, n'est "pas le sujet central" du livre d'Agata Tuszynska. Il n'en demeure pas moins un argument de vente et tient, dans le livre, une place majeure.
"Reconquête des souvenirs
L'ancien pianiste du Sztuka, devenu, après la guerre, directeur du département musique au sein de la radio nationale, est "beaucoup plus connu des Polonais comme un apparatchik du régime communiste que comme pianiste", relève pour sa part Malgorzata Smorag-Goldberg, maître de conférences à l'université Paris-IV (Sorbonne), qui fera, le 19 janvier, à la Maison de la culture yiddish, une présentation du livre. "Ce qui est dit sur Szpilman n'est pas sympathique – ni scandaleux", juge l'historien Jean-Charles Szurek, directeur de recherche au CNRS et auteur d'un récent essai, La Pologne, les juifs et le communisme (Michel Houdiard, 2010).
La "reconquête des souvenirs", ceux de Wiera Gran en l'occurrence, selon la formule de Mme Smorag-Goldberg, s'inscrit dans un travail beaucoup plus vaste sur la mémoire nationale - ses mensonges et ses zones d'ombre. Les historiens, notamment Jan Tomasz Gross (auteur d'un livre pionnier, Les Voisins, paru en Pologne en 2000), Barbara Engelking-Boni ou Jan Grabowski, dont les prochains ouvrages, fort attendus, devraient paraître en février, sont aidés, et parfois devancés, par les romanciers. Parmi ces derniers ígurent Agata Tuszynska mais aussi Olga Tokarczuk ou Tadeusz Slobodzianek, dont la pièce de théâtre Notre classe a remporté, en 2010, le prix Niké, l'equivalant polonais du Goncourt.